mardi 9 février 2016

Coups de feu en banlieue

Etat d'urgence de Printemps. 



A l'approche de Mardi Gras, un avant goût de Carnaval.



Une petite nouvelle...

et  pour lire la suite...    


 

ÉTAT D’URGENCE AU PRINTEMPS



Elle était toute grise, terne, le dos courbé, enroulée autour de son panier. Maigrichonne, la peau flétrie, le cou fripé comme une mésange qui vient de traverser la disette de l’hiver. Ses doigts noueux, crispés, enserraient les anses de son cabas. Ses tendons saillaient. Une brise passive se leva, son châle élimé frissonna. Elle serra un peu plus le sac contre sa poitrine comme pour le couver.
Elle faisait tache dans ce jardin.
Elle jeta un coup d’œil inquiet en direction de la cabane du gardien. Personne ! Elle baissa les yeux. À ses pieds, tout au bord du massif de bruyère perçaient deux petites feuilles. Elle les surveillait depuis longtemps, les encourageait à grandir, à verdir, à gonfler en bourgeons. Ce n’était pas grand chose, tout juste une petite primevère qui annonçait le printemps.
Des pas crissaient sur le gravier. Elle tressaillit. L‘homme en uniforme la fusilla du regard. Sous sa casquette à galons dorés, il incarnait la loi répressive. Elle essaya de se faire encore plus petite, une petite boule de grisaille sur le vert du banc.
Elle détruisait la géométrie du parc. Lui, il aimait le propre, le net, le sans bavure, le droit, l’aligné, le neuf, le sans souci, le facile, le sans entretien. Surtout pas de fleurs ! Du temps perdu. Du gâchis ! Trop éphémères, trop gourmandes. Des persistants, des plantes grasses aux lances acérées ! Voilà ce qu’il fallait !
Elle, elle était toute ébouriffée couleur de cendre, rouillée. Il grommela : «Encore elle ! » Il ne parvenait pas à la déloger. Quelle idée d’avoir installé la maison de retraite en limite de son jardin ! On pensait qu’avec le raidillon et les quelques kilomètres qui la séparait du centre, les vieux se tiendraient tranquilles, qu’on pourrait les oublier, enfermés derrière leurs hauts murs. Mais ils sortaient. Parfois même, ils envahissaient son jardin, et le narguaient en attirant les oiseaux avec leur saleté de miettes de pain ou leurs graines à pigeons. Surtout elle ! Indéracinable, comme ces mauvaises herbes qui le torturaient ! Pourtant, il était venu à bout de tout, même du chiendent. Ses allées étaient propres, gravillonnées, arrosées au désherbant. S’il avait pu il les aurait même bétonnées. Il avait même réussi à se débarrasser des criailleries des gamins.
Sale engeance ! Le coin des jeux somnolait. Le bac à sable avait disparu, les barreaux des échelles craquaient, la balançoire mal graissée agitait ses deux bras inutiles sans nacelle et la roue du manège sans chevaux, tournait machinalement pour égrener un temps monotone. Des écriteaux triomphants éclaboussaient de leurs lettres orgueilleuses, le petit coin de récréation. « Défense de monter sur le toboggan ! Interdit aux chiens ! Interdit aux enfants sans surveillance ! Interdit de marcher sur la pelouse, Défense de toucher aux plantes ! Danger.... Défense de... Interdit....! »
Pas un cri, pas de pleurs. Les enfants avaient émigré dans les cages d’escaliers, dans les caves décrépites et slalomaient entre les voitures des parkings. Enfin la paix ! S’il n’y avait pas eu ces vieux !
La petite vieille détourna la tête et baissa son regard vers le quartier d’en bas. Les immeubles lézardés transpiraient une suie mazoutée. Dans les plaies noirâtres coulait un liquide visqueux de poussières, de boue et de goudron mêlés. Des toits en terrasse débordaient des mèches de mousse sales, des cravates de sacs en plastiques lacérés pendouillaient aux antennes de télé, l’abribus crevé saignait de son orbite vide. La banlieue puait la mort comme ces lourdes pierres tombales, géométriques, abandonnées faute d’héritier, colonisées par des lichens verdâtres, érodées, aux fissures comblées par les fientes de pigeons.
La nuit venait. Une brume épaisse dégoulinait sur les murs.

Ça claquait devant les portes, dans les halls d’entrée, sur les parkings. En rafales. Puis des langues écarlates léchèrent les murs, s’enroulèrent autour des balcons. Les pavés crachaient des jets incandescents. Des traînées jaunes rayaient les capots des voitures, des nappes de fumées recouvraient les pare-brises, s’infiltraient dans les vestibules, montaient jusqu’aux étages, passaient sous les portes, s’insinuaient jusqu’aux salons où les écrans de télé noircissaient sur des matchs de foot pas encore terminés. La cité tremblait et les appartements se muraient dans le silence, s’enterraient vivants dans des opercules d’indifférence comme ces limaçons qui se ferment au danger de la sécheresse.
Seul l’épicier demeurait à son poste derrière sa vitrine. Il ne restait plus que son commerce dans la cité. Les rideaux de fer étaient baissés et les portes blindées enfoncées. Les loubards avaient bien essayé de faire son tiroir caisse. Pour des nèfles ! Quelques euros ! Il ne vendait plus rien. Sauf le dimanche, pour les résidents de la maison de retraite. Des gâteaux mous pour mâchoires édentées et des sucreries pour diabétiques. À demi épicier, à demi pâtissier- boulanger, il gardait en dépôt, pour dépanner quelques mauvaises baguettes, quelques cartouches de cigarettes de contrebande et en douce, pour les habitués, quelques sachets de graines pour oiseaux. Sa vitrine était brisée, raccommodée à la va-vite avec des rubans de scotch marron. Mais de façon artistique, comme sur un vitrail. Il s’ancrait, avec pour souvenir de sa prospérité passée, une blouse bleue et une fine moustache poivre et sel qui retenait des senteurs d’eau de Cologne et de lavande. Il habitait l’arrière-boutique. Sur une commode trônait le portrait de sa femme et une photographie de jeunes mariés. Il se sentait bien dans son fauteuil bosselé et ne voulait pas le quitter pour un autre, même nickelé derrière de hauts murs.
Quelques instants plus tard, la pétarade s’atténua. Le rouge, le jaune, l’orangé, furent remplacés par le bleu des gyrophares, et les détonations, par les sirènes des pompiers.
— Mémé ! Il ne faut pas rester ici ! Un des pompiers entoura d’un bras protecteur, les épaules de la vieille dame, recroquevillée sur le banc. C’est dangereux ici. Où habitez-vous ? On va vous raccompagner !
    ― C’est encore une de ces vielles folles de la maison de retraite ! Attention ! Elle est complètement cinglée! Je l’ai vue qui parlait aux arbres et aux plantes ! À enfermer. Je l’ai même surprise à semer des graines dans mon gazon ! Comme s’il était un vulgaire potager ! appuyait le gardien du parc
Des silhouettes encagoulées courraient le long de la clôture du jardin, fuyaient courbées, à demi- dissimulées par les ifs .Le pompier prit la main de l’aïeule. Elle la retira prestement et se leva d’un bond.
   — Je vous l’avais bien dit. Et elle a de la force. On dirait pas ! Elle peut même devenir violente ! Un jour, elle m’a engueulé, et elle a même arraché les arceaux en fer des bordures qui entourent mes massifs, sous prétexte que ça faisait souffrir les bourgeons et pleurer les fleurs. Comme si... ! Je vous le répète, elle est siphonnée !
La vieille femme sourit faiblement, d’un de ces sourires fanés que les rides n’ont pas oubliés. Elle leva un regard candide vers l’homme du feu, un regard mordoré comme les pétales de ces fleurs rares et protégées que l’on appelle Sabots de Vénus.
― Merci ! Je connais le chemin ! Elle parlait avec dignité.
Et beaucoup plus agile que l’on eut cru, elle fila, et disparut au détour d’une allée, le panier toujours serré contre sa poitrine.
Les voitures de police continuaient à tourner. Une aube sale se leva. Un rayon blafard éclairait les murs des immeubles autour du parking. La désolation ! Les premiers levés, ceux qui prenaient le premier bus avant de s’entasser dans le RER commentaient avec force gestes les évènements de la soirée. Une honte ! Jamais autant de graffitis et autant de menaces sur les murs. Ils s’ornaient de lettres noires inquiétantes. Rien à voir avec l’art des rues et le savoir-faire des vrais tagueurs : Des lettres, des RDV noirs, des RDV gras , et encore des RDV immenses, des RDV partout ...
― Je vous le dis, c’est sûr ! Ce sont encore les jeunes de la cité des Roses. C’est signé ! RDV : rendez-vous ! Pour qui ? Pour quand ?
— Ça va recommencer ! On n’a pas encore fini de voir brûler nos voitures par la racaille.
— Ou encore un qui s’est tapé une pute des Œillets ! Encore des règlements de compte en perspective ! Et voilà ! La guerre des gangs va recommencer !
De chaque côté de la devanture de l’épicier, était inscrit, avec juste une petite fleur  bleue stylisée en forme calice, en tout petits caractères ironiques : mlf !mlf ! mlf  Comme pour se moquer !
― MLF ? Si les meufs s’en mêlent aussi ! On dit qu’aux Œillets, elles ont une bande. Des dures ! Qui n’hésitent pas à taillader !
— Quel quartier ! On n’est plus en sûreté. Rien que de la canaille !
Les patrouilles se succédaient, des Œillets, aux Roses, des Roses aux Jonquilles. Rien ! Dans les caves, les rats étaient chassés, les cadenas claquaient, des malles s’ouvraient. Grincements de ferraille, bris de bouteilles, cliquetis, déclics de gâchettes. Sur les parkings, le calme plat. Les rondes s’espacèrent. La peinture anti-graffitis combla les cicatrices des  enduits décrépis. Une fenêtre s’ouvrit. Une conversation naquit sur un balcon, la télé recommença à rugir, et le linge flotta aux fenêtres. La routine reprit.
Les uniformes disparurent, les mobs reprirent possession du goudron, les gros cubes ronflaient, la gomme crissait, et les pneus cramaient. L’odeur du kif emplit les cages d’escaliers. Une bouteille de bière éclata sur la devanture de l’épicier. Un deux roues fonça sur un vieillard aventureux. Fumée, pots d’échappements trafiqués, monstres cabrés, canettes brisées, les CD hurlaient la normalité. Les sacs à mains s’arrachaient des portières et les porte-monnaie volaient des paniers. Les ratés du premier bus du matin, une trace de givre sur le pare-brise marquaient le renouveau de la vie quotidienne. Les autoradios se déchaînaient au son de la techno. Le soir, les millions de  Jean Pierre Foucault  illuminaient les yeux rougis des ménagères, et les clameurs des supporters du PSG concurrençaient la voix des rappeurs.

La petite vieille revenait de chez l’épicier, son cabas chargé. Toute pimpante, elle avait mis une blouse blanche, une jupe fleurie et couvert ses épaules d’un châle couleur d’azur. Le printemps était pour demain.

Elle a traversé le jardin, s’est reposée sur le banc vert. Ses cils encore bruns palpitaient sur les prunelles mordorées. Ses yeux riaient. Elle attendait. Elle ne voyait plus la banalité du parc, la pelouse tondue à ras, les buissons cisaillés. Jardin sans âme, imberbe, au toucher froid de la médiocrité et du conventionnel citadin. Jardin sans eau, raccommodé de pièces grises, au pelage d’animal galeux. Parc sans enfants, sans parfum, sans même cette petite rosée matinale qui perle au bec des merles. Elle regardait, elle admirait la petite fleur qui avait éclos au bord de l’allée. Elle avait résisté. Elle s’était épanouie, à la fois rustique et fragile. Et des senteurs tenaces perçaient la vacuité de l’air ambiant. La brise se leva, agita le châle brodé, berça une mèche rebelle et la collerette florale à peine épanouie dans un balancement de liberté.

La nuit du samedi tombait lourde sur les canapés Conforama. L’immeuble se vidait de sa jeunesse, attirée par les sonos et les spots, comme des papillons fous, avides de nectars inédits. Elle fuyait vers des rêves extatiques et l’euphorie de l’alcool. Le gardien du square rejoignait son pavillon de banlieue et sa maîtresse. Les employés de la maison de retraite regagnaient dans le camping, le mobil-home, loué à l’année et les vieillards, abandonnés, dînaient seuls dans leur chambre, puis, étendus sur leur lit médicalisé, plongeaient les yeux grands ouverts dans la vacuité de leur éternité.
La nuit du week-end s’avérait pesante, vide d’humanité. Les immeubles suintaient l’ennui et la pauvreté.

Des silhouettes sombres léchèrent l’ombre des murs, encapuchonnées de noir, le visage masqué, le pas feutré comme celui des chats de gouttière. La bande des délinquants repartait pour une expédition scélérate. L’épicier derrière son comptoir, cherchait à arracher une lueur blême à l’ampoule du lampadaire. Le seul à avoir tenu tête aux jets de pierre. Il patientait en compagnie des mites affolées autour de la lumière faible, et de quelques souvenirs papillonnants : un baiser volé, un volant de dentelles, un poing levé, un rot de bébé. Il guettait, au travers des lambeaux de vitrine.
À la lueur de l’unique ampoule, les ombres macabres prenaient des formes fantomatiques, des bras immenses filiformes aux mains et aux doigts démesurés. À grands gestes amples, elles peignaient les murs. La nuit était longue et leur appartenait. Aucune force de police ne se hasardait dans la cité, pas même les pompiers trop souvent caillassés. C’était l’heure des rôdeurs, des maraudeurs, des dealers, des shootés, le royaume des marginaux, des SDF avinés, de ceux qui avaient des couteaux ou des poings américains, des putes et des petits caïds, de ceux qui attendent le paumé ou l’égaré, et enfoncent les distributeurs de billets. L’épicier ne bougeait pas, n’osant respirer. Les silhouettes noires se mouvaient lentement, les bras toujours levés en une incantation immonde, avançaient vers la boutique. Il retint son souffle. Elles stoppèrent, tournèrent au coin de l’immeuble, puis reculèrent en direction du jardin public. Des détonations claquèrent aux vitres des balcons, Des étincelles pourpres jaillirent. Des rais incandescents griffaient les portes-fenêtres, des flammèches dorées s’accrochaient aux portières des voitures et des poussières météoriques illuminèrent les chaussées. Des fumerolles colorées s’envolaient en volutes. Les murs réfléchissaient des lueurs de flammes de gaz bleues, jaunes, orangées. Les façades se coloraient de feu. Les tours s’embrasaient. Puis le flamboiement s’éteignit. La fumée s’effilocha, portant le néant des espérances. La clarté verte se teignait de pauvreté. Une aube pâle chassa la brume verte. Le silence coiffa le rougeoiement comme un éteignoir.

La petite vieille, avec son châle bleu et sa jupe fleurie, fuyait. Des silhouettes encagoulées la suivaient sur le raidillon. Leur souffle rauque la talonnait. Le gravier giclait sous le pas des vandales. L’aïeule coupa par le jardin. Ses suivants étaient tout proches. Elle haletait. Elle fit une pause dans le jardin public. Elle souffla un moment sur le banc, la main sur sa poitrine pour calmer les battements de son cœur. Elle posa son cabas à ses côtés. Les casseurs se saisirent du panier, ils y jetèrent les objets qu’ils tenaient à la main, des cylindres sombres, sortis des caisses de l’épicier. 

Dans sa boutique, le commerçant contrôlait sa réserve. Il était rassuré, il avait encore du stock !
― Putain ! Ça fait du bien ! déclara le premier des individus.
― Il y a des lustres que je ne m’étais pas autant amusé, rajouta son compagnon! Encore un dernier coup ! C’est trop jouissif !
Alors, à grands coups de rire, ils taguèrent sur les murs de la maison de retraite les trois lettres noires menaçantes : RDV… RDV....RDV...
L’enceinte de l’établissement se couvrait de leur colère. 
Tout en bas, la cité fumait encore de mèches consummées.
Devant le portillon, l’une des ombres sortit un trousseau de sa poche. Son propriétaire avait travaillé comme serrurier. Il avait copié la clef du portail et celle du hall d’entrée de la maison. Il la tourna dans la serrure:
― Encore un petit moment ! supplia la vieille dame.
Elle ouvrit son couffin et prit à l’intérieur, la dernière des bombes de peinture, une petite bombe de peinture bleue, et, d’une écriture appliquée, bien penchée, sur le plus grand des écriteaux du jardin public, pour terminer en imitant le meneur des contestataires, elle bomba  avec son atomiseur personnel: MLF… MLF…MLF ...
Le capuchon du survêtement glissa L’ancien serrurier rabattit la capuche de son survêtement. Elle découvrit une tête chenue et une face hilare :
― Ce soir, je me suis refait des  muscles !
Son acolyte enleva son passe-montagne. Son crane de bon moine tonsuré luisait :
― J’ai retrouvé mes jambes de vingt ans !
Il restait encore des tubes de peinture au fond du panier de la vieille: une ou deux fusées,  quelques feux de Bengale et un lot de pétard du quatorze juillet. Ils éclatèrent en un jet d’étincelles dorées illuminant les murs de la maison de retraite. Un nuage de fumée colorée monta en panache puis retomba en gouttelettes de rêves.
Sur le béton de la clôture s’étalaient en grosses majuscules noires: les trois lettres de menace : R D V… et la traduction de la rébellion répétée à l’infini : RÉVOLTE DES VIEUX... ! RÉVOLTE DES VIEUX... ! RÉVOLTE DES VIEUX... !
Sur la pancarte, à l’entrée, en bleu, apparaissaient trois caractères orgueilleux : M.L.F  et en clair, cette fois en grandes capitales, pour l’édification des jardiniers : MANIFESTE POUR LA LIBERTE DES FLEURS….  Le serrurier ouvrit le portillon. La maison de retraite, au milieu des détonations de pétards de quatorze juillet, de la fumée et des lueurs des feux de Bengale de la Saint Jean, s’embrasa dans un bouquet final de liberté.
Le portail se referma sur le nouveau printemps de la vieille dame et la mutinerie des oubliés du dernier âge.

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1 commentaire:

  1. version noire des banlieux mais la fin vaut son pesant d'or ,donc à lire jusqu'au bout : la mémé est adorable !

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