A l'approche de Mardi Gras, un avant goût de Carnaval.
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ÉTAT D’URGENCE AU PRINTEMPS
Elle était toute grise, terne, le dos courbé, enroulée
autour de son panier. Maigrichonne, la peau flétrie, le cou fripé comme une
mésange qui vient de traverser la disette de l’hiver. Ses doigts noueux,
crispés, enserraient les anses de son cabas. Ses tendons saillaient. Une brise
passive se leva, son châle élimé frissonna. Elle serra un peu plus le sac
contre sa poitrine comme pour le couver.
Elle faisait tache dans ce jardin.
Elle jeta un coup d’œil inquiet en direction de la
cabane du gardien. Personne ! Elle baissa les yeux. À ses pieds, tout au
bord du massif de bruyère perçaient deux petites feuilles. Elle les surveillait
depuis longtemps, les encourageait à grandir, à verdir, à gonfler en bourgeons.
Ce n’était pas grand chose, tout juste une petite primevère qui annonçait le
printemps.
Des pas crissaient sur le gravier. Elle tressaillit.
L‘homme en uniforme la fusilla du regard. Sous sa casquette à galons dorés, il
incarnait la loi répressive. Elle essaya de se faire encore plus petite, une
petite boule de grisaille sur le vert du banc.
Elle détruisait la géométrie du parc. Lui, il aimait
le propre, le net, le sans bavure, le droit, l’aligné, le neuf, le sans souci,
le facile, le sans entretien. Surtout pas de fleurs ! Du temps perdu. Du
gâchis ! Trop éphémères, trop gourmandes. Des persistants, des plantes
grasses aux lances acérées ! Voilà ce qu’il fallait !
Elle, elle était toute ébouriffée couleur de cendre,
rouillée. Il grommela : «Encore elle ! » Il ne parvenait pas à
la déloger. Quelle idée d’avoir installé la maison de retraite en limite de son
jardin ! On pensait qu’avec le raidillon et les quelques kilomètres qui la
séparait du centre, les vieux se tiendraient tranquilles, qu’on pourrait les
oublier, enfermés derrière leurs hauts murs. Mais ils sortaient. Parfois même,
ils envahissaient son jardin, et le narguaient en attirant les oiseaux avec
leur saleté de miettes de pain ou leurs graines à pigeons. Surtout elle !
Indéracinable, comme ces mauvaises herbes qui le torturaient ! Pourtant,
il était venu à bout de tout, même du chiendent. Ses allées étaient propres,
gravillonnées, arrosées au désherbant. S’il avait pu il les aurait même
bétonnées. Il avait même réussi à se débarrasser des criailleries des gamins.
Sale engeance ! Le coin des jeux somnolait. Le
bac à sable avait disparu, les barreaux des échelles craquaient, la balançoire
mal graissée agitait ses deux bras inutiles sans nacelle et la roue du manège
sans chevaux, tournait machinalement pour égrener un temps monotone. Des
écriteaux triomphants éclaboussaient de leurs lettres orgueilleuses, le petit
coin de récréation. « Défense de monter sur le toboggan ! Interdit
aux chiens ! Interdit aux enfants sans surveillance ! Interdit de
marcher sur la pelouse, Défense de toucher aux plantes ! Danger....
Défense de... Interdit....! »
Pas un cri, pas de pleurs. Les enfants avaient émigré
dans les cages d’escaliers, dans les caves décrépites et slalomaient entre les
voitures des parkings. Enfin la paix ! S’il n’y avait pas eu ces
vieux !
La petite vieille détourna la tête et baissa son
regard vers le quartier d’en bas. Les immeubles lézardés transpiraient une suie
mazoutée. Dans les plaies noirâtres coulait un liquide visqueux de poussières,
de boue et de goudron mêlés. Des toits en terrasse débordaient des mèches de
mousse sales, des cravates de sacs en plastiques lacérés pendouillaient aux
antennes de télé, l’abribus crevé saignait de son orbite vide. La banlieue
puait la mort comme ces lourdes pierres tombales, géométriques, abandonnées
faute d’héritier, colonisées par des lichens verdâtres, érodées, aux fissures
comblées par les fientes de pigeons.
La nuit venait. Une brume épaisse dégoulinait sur les
murs.
Ça claquait devant les portes, dans les halls
d’entrée, sur les parkings. En rafales. Puis des langues écarlates léchèrent
les murs, s’enroulèrent autour des balcons. Les pavés crachaient des jets
incandescents. Des traînées jaunes rayaient les capots des voitures, des nappes
de fumées recouvraient les pare-brises, s’infiltraient dans les vestibules,
montaient jusqu’aux étages, passaient sous les portes, s’insinuaient jusqu’aux
salons où les écrans de télé noircissaient sur des matchs de foot pas encore
terminés. La cité tremblait et les appartements se muraient dans le silence,
s’enterraient vivants dans des opercules d’indifférence comme ces limaçons qui
se ferment au danger de la sécheresse.
Seul l’épicier demeurait à son poste derrière sa
vitrine. Il ne restait plus que son commerce dans la cité. Les rideaux de fer
étaient baissés et les portes blindées enfoncées. Les loubards avaient bien
essayé de faire son tiroir caisse. Pour des nèfles ! Quelques euros !
Il ne vendait plus rien. Sauf le dimanche, pour les résidents de la maison de
retraite. Des gâteaux mous pour mâchoires édentées et des sucreries pour
diabétiques. À demi épicier, à demi pâtissier- boulanger, il gardait en dépôt,
pour dépanner quelques mauvaises baguettes, quelques cartouches de cigarettes
de contrebande et en douce, pour les habitués, quelques sachets de graines pour
oiseaux. Sa vitrine était brisée, raccommodée à la va-vite avec des rubans de
scotch marron. Mais de façon artistique, comme sur un vitrail. Il s’ancrait,
avec pour souvenir de sa prospérité passée, une blouse bleue et une fine
moustache poivre et sel qui retenait des senteurs d’eau de Cologne et de
lavande. Il habitait l’arrière-boutique. Sur une commode trônait le portrait de
sa femme et une photographie de jeunes mariés. Il se sentait bien dans son
fauteuil bosselé et ne voulait pas le quitter pour un autre, même nickelé
derrière de hauts murs.
Quelques instants plus tard, la pétarade s’atténua. Le
rouge, le jaune, l’orangé, furent remplacés par le bleu des gyrophares, et les
détonations, par les sirènes des pompiers.
— Mémé !
Il ne faut pas rester ici ! Un des pompiers entoura d’un bras protecteur,
les épaules de la vieille dame, recroquevillée sur le banc. C’est dangereux ici.
Où habitez-vous ? On va vous raccompagner !
― C’est encore une de ces vielles
folles de la maison de retraite ! Attention ! Elle est complètement
cinglée! Je l’ai vue qui parlait aux arbres et aux plantes ! À enfermer.
Je l’ai même surprise à semer des graines dans mon gazon ! Comme s’il
était un vulgaire potager ! appuyait le gardien du parc
Des
silhouettes encagoulées courraient le long de la clôture du jardin, fuyaient
courbées, à demi- dissimulées par les ifs .Le pompier prit la main de l’aïeule.
Elle la retira prestement et se leva d’un bond.
— Je vous l’avais bien dit. Et elle a de la
force. On dirait pas ! Elle peut même devenir violente ! Un jour,
elle m’a engueulé, et elle a même arraché les arceaux en fer des bordures qui
entourent mes massifs, sous prétexte que ça faisait souffrir les bourgeons et
pleurer les fleurs. Comme si... ! Je vous le répète, elle est siphonnée !
La vieille femme sourit faiblement, d’un de ces
sourires fanés que les rides n’ont pas oubliés. Elle leva un regard candide
vers l’homme du feu, un regard mordoré comme les pétales de ces fleurs rares et
protégées que l’on appelle Sabots de Vénus.
― Merci ! Je connais le chemin ! Elle parlait avec dignité.
Et beaucoup plus agile que l’on eut cru, elle fila, et
disparut au détour d’une allée, le panier toujours serré contre sa poitrine.
Les voitures de police continuaient à tourner. Une
aube sale se leva. Un rayon blafard éclairait les murs des immeubles autour du
parking. La désolation ! Les premiers levés, ceux qui prenaient le premier
bus avant de s’entasser dans le RER commentaient avec force gestes les
évènements de la soirée. Une honte ! Jamais autant de graffitis et autant
de menaces sur les murs. Ils s’ornaient de lettres noires inquiétantes. Rien à
voir avec l’art des rues et le savoir-faire des vrais tagueurs : Des
lettres, des RDV noirs, des RDV gras , et encore des RDV immenses, des RDV partout ...
― Je vous le dis, c’est sûr ! Ce sont encore les
jeunes de la cité des Roses. C’est signé ! RDV : rendez-vous !
Pour qui ? Pour quand ?
— Ça va recommencer ! On n’a pas encore fini de
voir brûler nos voitures par la racaille.
— Ou encore un qui s’est tapé une pute des Œillets !
Encore des règlements de compte en perspective ! Et voilà ! La guerre
des gangs va recommencer !
De chaque côté de la devanture de l’épicier, était
inscrit, avec juste une petite fleur bleue
stylisée en forme calice, en tout petits caractères ironiques : mlf !mlf !
mlf Comme pour se moquer !
― MLF ? Si les meufs s’en mêlent aussi ! On dit qu’aux Œillets,
elles ont une bande. Des dures ! Qui n’hésitent pas à taillader !
— Quel quartier ! On n’est plus en sûreté. Rien
que de la canaille !
Les patrouilles se succédaient, des Œillets, aux Roses, des Roses aux
Jonquilles. Rien ! Dans les caves, les rats étaient chassés, les cadenas
claquaient, des malles s’ouvraient. Grincements de ferraille, bris de
bouteilles, cliquetis, déclics de gâchettes. Sur les parkings, le calme plat.
Les rondes s’espacèrent. La peinture anti-graffitis combla les cicatrices
des enduits décrépis. Une fenêtre
s’ouvrit. Une conversation naquit sur un balcon, la télé recommença à rugir, et
le linge flotta aux fenêtres. La routine reprit.
Les uniformes disparurent, les mobs reprirent
possession du goudron, les gros cubes ronflaient, la gomme crissait, et les
pneus cramaient. L’odeur du kif emplit les cages d’escaliers. Une bouteille de
bière éclata sur la devanture de l’épicier. Un deux roues fonça sur un
vieillard aventureux. Fumée, pots d’échappements trafiqués, monstres cabrés,
canettes brisées, les CD hurlaient la normalité. Les sacs à mains s’arrachaient
des portières et les porte-monnaie volaient des paniers. Les ratés du premier
bus du matin, une trace de givre sur le pare-brise marquaient le renouveau de
la vie quotidienne. Les autoradios se déchaînaient au son de la techno. Le
soir, les millions de Jean Pierre Foucault illuminaient les yeux rougis des ménagères,
et les clameurs des supporters du PSG concurrençaient la voix des rappeurs.
La petite vieille revenait de chez l’épicier, son
cabas chargé. Toute pimpante, elle avait mis une blouse blanche, une jupe
fleurie et couvert ses épaules d’un châle couleur d’azur. Le printemps était
pour demain.
Elle a traversé le jardin, s’est reposée sur le banc
vert. Ses cils encore bruns palpitaient sur les prunelles mordorées. Ses yeux
riaient. Elle attendait. Elle ne voyait plus la banalité du parc, la pelouse
tondue à ras, les buissons cisaillés. Jardin sans âme, imberbe, au toucher
froid de la médiocrité et du conventionnel citadin. Jardin sans eau, raccommodé
de pièces grises, au pelage d’animal galeux. Parc sans enfants, sans parfum,
sans même cette petite rosée matinale qui perle au bec des merles. Elle regardait,
elle admirait la petite fleur qui avait éclos au bord de l’allée. Elle avait
résisté. Elle s’était épanouie, à la fois rustique et fragile. Et des senteurs
tenaces perçaient la vacuité de l’air ambiant. La brise se leva, agita le châle
brodé, berça une mèche rebelle et la collerette florale à peine épanouie dans
un balancement de liberté.
La nuit
du samedi tombait lourde sur les canapés Conforama. L’immeuble se vidait de sa
jeunesse, attirée par les sonos et les spots, comme des papillons fous, avides
de nectars inédits. Elle fuyait vers des rêves extatiques et l’euphorie de
l’alcool. Le gardien du square rejoignait son pavillon de banlieue et sa
maîtresse. Les employés de la maison de retraite regagnaient dans le camping,
le mobil-home, loué à l’année et les vieillards, abandonnés, dînaient seuls
dans leur chambre, puis, étendus sur leur lit médicalisé, plongeaient les yeux
grands ouverts dans la vacuité de leur éternité.
La nuit
du week-end s’avérait pesante, vide d’humanité. Les immeubles suintaient
l’ennui et la pauvreté.
Des
silhouettes sombres léchèrent l’ombre des murs, encapuchonnées de noir, le
visage masqué, le pas feutré comme celui des chats de gouttière. La bande des
délinquants repartait pour une expédition scélérate. L’épicier derrière son
comptoir, cherchait à arracher une lueur blême à l’ampoule du lampadaire. Le
seul à avoir tenu tête aux jets de pierre. Il patientait en compagnie des mites
affolées autour de la lumière faible, et de quelques souvenirs papillonnants :
un baiser volé, un volant de dentelles, un poing levé, un rot de bébé. Il
guettait, au travers des lambeaux de vitrine.
À la
lueur de l’unique ampoule, les ombres macabres prenaient des formes
fantomatiques, des bras immenses filiformes aux mains et aux doigts démesurés. À
grands gestes amples, elles peignaient les murs. La nuit était longue et leur
appartenait. Aucune force de police ne se hasardait dans la cité, pas même les
pompiers trop souvent caillassés. C’était l’heure des rôdeurs, des maraudeurs,
des dealers, des shootés, le royaume des marginaux, des SDF avinés, de ceux qui
avaient des couteaux ou des poings américains, des putes et des petits caïds,
de ceux qui attendent le paumé ou l’égaré, et enfoncent les distributeurs de
billets. L’épicier ne bougeait pas, n’osant respirer. Les silhouettes noires se
mouvaient lentement, les bras toujours levés en une incantation immonde,
avançaient vers la boutique. Il retint son souffle. Elles stoppèrent,
tournèrent au coin de l’immeuble, puis reculèrent en direction du jardin
public. Des détonations claquèrent aux vitres des balcons, Des étincelles
pourpres jaillirent. Des rais incandescents griffaient les portes-fenêtres, des
flammèches dorées s’accrochaient aux portières des voitures et des poussières
météoriques illuminèrent les chaussées. Des fumerolles colorées s’envolaient en
volutes. Les murs réfléchissaient des lueurs de flammes de gaz bleues, jaunes,
orangées. Les façades se coloraient de feu. Les tours s’embrasaient. Puis le
flamboiement s’éteignit. La fumée s’effilocha, portant le néant des espérances.
La clarté verte se teignait de pauvreté. Une aube pâle chassa la brume verte.
Le silence coiffa le rougeoiement comme un éteignoir.
La
petite vieille, avec son châle bleu et sa jupe fleurie, fuyait. Des silhouettes
encagoulées la suivaient sur le raidillon. Leur souffle rauque la talonnait. Le
gravier giclait sous le pas des vandales. L’aïeule coupa par le jardin. Ses
suivants étaient tout proches. Elle haletait. Elle fit une pause dans le jardin
public. Elle souffla un moment sur le banc, la main sur sa poitrine pour calmer
les battements de son cœur. Elle posa son cabas à ses côtés. Les casseurs se
saisirent du panier, ils y jetèrent les objets qu’ils tenaient à la main, des
cylindres sombres, sortis des caisses de l’épicier.
Dans sa boutique, le commerçant contrôlait sa réserve. Il
était rassuré, il avait encore du stock !
― Putain ! Ça fait du bien !
déclara le premier des individus.
― Il y a des lustres que je ne m’étais pas autant
amusé, rajouta son compagnon! Encore un dernier coup ! C’est trop
jouissif !
Alors, à
grands coups de rire, ils taguèrent sur les murs de la maison de retraite les
trois lettres noires menaçantes : RDV…
RDV....RDV...
L’enceinte
de l’établissement se couvrait de leur colère.
Tout en
bas, la cité fumait encore de mèches consummées.
Devant
le portillon, l’une des ombres sortit un trousseau de sa poche. Son
propriétaire avait travaillé comme serrurier. Il avait copié la clef du portail
et celle du hall d’entrée de la maison. Il la tourna dans la serrure:
― Encore un petit moment ! supplia la
vieille dame.
Elle ouvrit son couffin et prit à l’intérieur, la dernière
des bombes de peinture, une petite bombe de peinture bleue, et, d’une écriture
appliquée, bien penchée, sur le plus grand des écriteaux du jardin public, pour
terminer en imitant le meneur des contestataires, elle bomba avec son atomiseur personnel: MLF… MLF…MLF ...
Le capuchon
du survêtement glissa L’ancien serrurier rabattit la capuche de son survêtement.
Elle découvrit une tête chenue et une face hilare :
― Ce soir, je me suis refait des muscles !
Son acolyte enleva son passe-montagne. Son
crane de bon moine tonsuré luisait :
― J’ai retrouvé mes jambes de vingt
ans !
Il
restait encore des tubes de peinture au fond du panier de la vieille: une ou
deux fusées, quelques feux de Bengale et
un lot de pétard du quatorze juillet. Ils éclatèrent en un jet d’étincelles
dorées illuminant les murs de la maison de retraite. Un nuage de fumée colorée
monta en panache puis retomba en gouttelettes de rêves.
Sur le béton de la clôture s’étalaient en grosses majuscules
noires: les trois lettres de menace : R D V… et la traduction de la rébellion répétée à l’infini : RÉVOLTE DES VIEUX... ! RÉVOLTE DES
VIEUX... ! RÉVOLTE DES VIEUX... !
Sur la
pancarte, à l’entrée, en bleu, apparaissaient trois caractères orgueilleux :
M.L.F et
en clair, cette fois en grandes capitales, pour l’édification des
jardiniers : MANIFESTE POUR LA
LIBERTE DES FLEURS…. Le
serrurier ouvrit le portillon. La maison de retraite, au milieu des détonations
de pétards de quatorze juillet, de la fumée et des lueurs des feux de Bengale
de la Saint Jean, s’embrasa dans un bouquet final de liberté.
Le
portail se referma sur le nouveau printemps de la vieille dame et la mutinerie
des oubliés du dernier âge.
.
version noire des banlieux mais la fin vaut son pesant d'or ,donc à lire jusqu'au bout : la mémé est adorable !
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