samedi 21 septembre 2013

PRUNES D'AUTOMNE

              AUTOMNE DE NONNES D'ANTAN

Mauvaise année. Pas de pommes, pas de poires. Pas la moindre  prune. Rien!  Les fruitiers n'ont rien donné.
Je me console de l'absence de récolte en revisitant les trésors de la Provence Verte.
J'ai aperçu au cours de mes ballades, danser dans les vergers de l'Abbaye de La Celle, le fantôme des nonnes d 'Antan, de ces nonnains, folles de fruits gourmands et de plaisirs défendus, que chantait Brassens, qui, par leur impudeur, faisaient rougir  les enfants de choeur.



La chaleur de l'arrière-saison, le soleil de septembre m'ont inspiré une nouvelle, ma foi, un  peu légère.
Et si la douceur de l'équinoxe vous rend d'humeur un peu coquine, vous pourrez la découvrir cachée ci-dessous.




GOURMANDISES DU TEMPS JADIS


Elle referma les rideaux, rassurée. Elle se sentait protégée. Le grand roc du Candelon barrait l’horizon comme un lansquenet planté par Dieu. Sa lame de marbre déchirait le ciel.
Ancrée dans le vert des arbres l’abbaye trapue l’attendait, solide et sereine, blottie au fond de la vallée. Elle se rejeta au fond de la voiture et se prit à rêver sur sa nouvelle vie. Le bruit la surprit. Hier encore, elle courait les drailles aux côtés de ses paysans, les mollets griffés par les genets et les pieds écorchés. Maintenant elle était la Dame, celle qui remplaçait sa mère au château paternel.
La cohue à l’approche de l’entrée cochère l’arracha à ses méditations. L’agitation et le claquement des sabots, des grincements de roues, la tirèrent de sa torpeur. C’était pour elle, enfant du silence des Alpes, arrachée à sa montagne sauvage, comme un bruit de ville étourdissant: Un vacarme furieux qui levait la poussière quand cavaliers et carrosses se croisaient poussés par les cris des palefreniers.
Le comte jura. On entrait, on sortait, en toute liberté : Personne à l’entrée pour accueillir, ou repousser les visiteurs. Ni tourière, ni prévôte, pas même une simple sœur.   C’est que l'homme de guerre avait traversé la Provence à grand galop, en forçant les chevaux, pressé de parvenir à son but en ce siècle de jours troublés et de luttes fratricides Il avait hâte de mettre à l’abri son trésor, cette enfant devenue fille qu’il menait avec lui le long de son veuvage, qui le gênait quand il partait à l’assaut autant dans ses campagnes guerrières que dans ses sièges amoureux. Les cahots des roues sur les chemins empierrées n’avaient pas gêné la jouvencelle. Elle était dure et pressée d’accomplir sa destinée.
Le convoi avait contourné la Sainte Victoire tard dans la soirée et s’était réfugié derrière les remparts de Brignoles pour y passer confortablement la nuit. Les voyageurs avaient été hébergés dans le palais d’été des comtes de Provence. Au matin ils s’étaient mis en route pour la Celle.

De la rosée scintillait encore aux feuilles des pruniers, des larmes perlaient aux paupières de Garsande, s’y accrochaient, refusaient de couler, de petits grains irisés comme ces éclats de brillants presque roses qui parsèment les roches égarés. Elles s’échappaient de ses yeux humides de bonheur, telles la gomme de ses vieux arbres qui refuse de les quitter. Suintaient de ses paupières des gouttes de joie intérieure qu’elle essayait de retenir, avare de ce bonheur presque divin qui l’envahissait d’une tiédeur spirituelle. La pluie de mars avait gonflé la terre. La nature chantait quand la sève montait et inondait les branches. Des pétales immaculés voletaient par-dessus les vergers, franchissaient les rideaux, lucioles éphémères qui parfois se posaient sur les cheveux de la damoiselle, la nimbaient des résilles d’argent d’un voile de mariée.
Alertée par le bruit des sabots qui franchissaient le porche, une nonnain apparut enfin. L’abbesse était là, les communs débordaient d’activité, la senteur de banquets s’échappaient des cuisines qui exhalaient le fumet de rôtis et le parfum des fruits.
Garsande pénétra sans crainte dans sa nouvelle demeure dont  un jour elle deviendrait le guide et la gardienne des traditions sacrées. Son père l’avait destinée aux ordres, il n’avait point l’ambition d’arrondir ses terres, il était inexpugnable dans son château, inébranlable sur son rocher dressé à l’entrée de la Combe. Il ne recherchait de nouvelles alliances car il n’avait point d’ambition d’arrondir ses terres par alliance, et était peu enclin à en céder par dot. Il avait de solides appuis dans le parti carçois et les faveurs du roi François. Il cherchait simplement à bien établir sa fille et lui assurer protection en ces années troublées.
La jouvencelle avait été élevée et instruite avec fermeté dans cette voie par un curé rigoureux. Elle avait maintenant une solide instruction religieuse et la vocation bien ancrée en elle.
On déchargea ses malles et ses coffres, tout un bagage lourd qu’elle avait emporté. Elle n’en voulait point, plus de signes de son rang. Elle abandonnait les vanités terrestres, pour se consacrer à Dieu,  affirmant d’une voix déterminée que contrairement à l’usage, il ne seyait pas à une future nonne d’emporter autant d’atours. Mais sa nourrice avait insisté et avait empli les coffres de brocards, de robes de satin, de cottes et de jupons, de coiffes élégantes ornées de filets d’or, de ceintures incrustées de pierreries, de chaînes et de perles, tout un trousseau hérité de sa mère. Elle avait assuré que les précieuses étoffes pourraient un jour servir de monnaie d’échange ou payer le prix d’une rançon d’esclaves enlevés par les barbares sarrasins.
Garsande avait cédé par charité chrétienne, tout en assurant qu’elle jurait de ne porter que l’habit et le voile des Cassianites.
Elle avait fait ses adieux à son père, et l’avait embrassé dans un grand élan de sacrifice mystique, puis s’était retirée seule dans son futur logis.
Le dortoir était désert, vide de toutes occupantes, à l’abandon. Une sacristaine voulut la rassurer :
« Son pavillon du fait de son avance sur le jour fixé pour le rendez-vous, n’était pas encore aménagé, mais serait bientôt prêt. Le baron avait donné des instructions pour que, vu le rang de la postulante, il soit richement décoré ».
Le monastère en comptait vingt-quatre, un pavillon par nonne. Elle aurait le plus spacieux, celui qui, retiré au fond du labyrinthe que formaient les chemins du verger, lui assurerait la plus grande liberté. Elle n’en voulut pas, assurant vouloir se contenter de la simplicité rustique de la salle pour y faire pénitence et se laver de tout péché.
Le seigneur de Montmaur, soulagé par l’installation de sa fille, avait rejoint la mère abbesse dans ses appartements, tout guilleret, échauffé par l’agrément du lieu. Dans l’intimité de la chambre tendue de riches brocards, trônait un lit marital. Un jeune maure les berçait d’une voix de castra. Une camérière leur porta un vin rosé généreux et un panier de fruits séchés, de ces fruits longs et sucrés muris par la chaleur de septembre qui donnent la vigueur au guerrier épuisé. Dans l’enivrement de l’alcôve, la fumée parfumée des bougies et les gémissements voluptueux de la nonne, le baron livra joyeusement sa semence d’homme à l’ automne de la vie.
Le printemps brignolais les enveloppait d’une exquise volupté. Ils devisaient gaiement. L’abbesse s’extasiait sur le corps de l’homme allongé à ses côtés. Ses membres étaient durs, mais ses attaches fines, ses traits fort réguliers. Sa fille lui ressemblait. Elle avait dans ses yeux les éclairs violets des orages, la peau lisse et ambrée, presque orangée, poudrée, par la lumière et les courses au soleil,etdes formes déjà pleines. La saveur acidulée de prune encore verte. Bientôt un damoiseau viendra pour la goûter.
Les doigts du baron, tout en récitant du Villon, tournaient autour des boucles des cheveux dénouésde l'abbesse. La clarté des chandeliers caressait l’ivoire des seins de la femme lovée dans les coussins, s’attardait sur la courbe de ce ventre blanc et rond de chèvre encore pleine. Le troubadour troublé, redevint conquérant et repartit à l’assaut.
Garsande parcourait le cloître, cherchant dans ses arcures la pureté de l’âme, puis, dans la solitude de l’église, couchée sur les pierres crues, elle s’abandonna à une passion extatique et se donna à Dieu. Sur les dalles froides, elle fit don de son corps au Christ comme sur un lit nuptial.

Dans la moiteur d’un juillet épais, les fruitiers du verger éclataient de promesse, les nonnes folles de chaleur sentaient vibrer, tout autour d’elles les désirs de l’été. Dans les pavillons tapissés de haute lisse, dans le labyrinthe du verger, les pauvres âmes des humains, soûlés par le suc sucré comme des guêpes ivres, priaient Dieu qu’Il les délivre. Alors, dans la soie et le satin, elles ouvraient, par charité, leur cœur et leurs cuisses roses aux cavaliers de passage.
Puis septembre vint, avec ses danses et sa musique, le son des tambourins, les doigts qui démangent, le désir qui chatouille et la queue qui frétille. D’un chemin à l’autre, contournant les fruitiers, passaient des serviteurs par elles chargés de distribuer les mets les plus raffinés, les vins fins, les massepains.
Alors les corbeilles débordèrent de prunes que les amants irrévérencieux goûtaient à pleines dents. Elles barbouillaient leurs lèvres jointes. Un jus épais, couleur de miel descendait de leur bouche jusqu’à leur poitrine, coulait sur les corps dévêtus et les seins dénudés qui sautaient des surcots. Les hommes ivres de vin et d’amour se goinfraient de fruits mûrs, confondant les douceurs  et les rondeurs des femmes, baisaient la pointe des tétons, cherchaient l’humide des creux dans la chair mystérieuse, de leurs lèvres goulues en léchaient le jus tiède. Les mains pleines, ils oubliaient le temps et ne savaient plus dans la chaleur d’un orage s’ils goûtaient aux fruits infernaux ou approchaient l’extase d’un paradis perdu.

Garsande restait sage, dans son pavillon,caché derrière le chevelu des arbres denses, à l’écart des agapes, à l’abri du désir. Un jeune damoiseau passait chaque soir devant sa porte, il se mourrait d’aimer. Il avait le teint blanc et une voix claire. Le soir, il lui portait un panier qui débordait des fruits frais cueillis. Il lui offrait son cœur, elle le refusait, lui préférant les cantiques des anges envolés du sarcophage de la sainte qui dormait dans son sommeil sacré : les trois anges céroféraires qui lui donnaient la lumière, les thuriféraires qui portaient le parfum et des trois procoféraires qui la guidaient dans ses prières.
Elle se prenait quelquefois, dans la pureté du soir à songer aux odeurs de l’enfance, aux petits fruits acides de ces arbres, poussés sans intervention de l’homme qui bordaient les chemins et les clapiers des vignes, à ces petites prunes bleues aigrelettes, le régal des mésanges que les enfants téméraires n’hésitaient pas à croquer. Elle refusait ces fruits généreux, débordant de soleil qu’elle disait orgueilleux.

La nouvelle a ébranlé les vieilles pierres. La guerre a franchi la frontière. Sur les chemins suivis par  Charles Le Quint, les gibets poussent dans les champs calcinés, et seuls les cris des corbeaux accompagnent  en terre les hommes, les femmes et les enfants assassinées. De leurs yeux énucléés, les Provençaux châtiés pour avoir résisté, pleurent de leurs orbites vides la Provence, brûlée vive, à l’agonie.
Dans l’abbaye de la Celle c’est un branle-bas de combat, les nonnes affolées entassent dans leurs coffres,  leurs habits et bijoux, les carrosses chargés roulent vers les murailles pour se mettre à l’abri des hauts remparts de pierre dans leurs maisons fortes. Quelques religieuses oubliées se morfondent et tremblent. Le Quint avance, et les villes assiégées se rendent une à une. Déjà à quelques lieux de Brignoles, se dresse arrogante la tente magnifique bigarrée de l’empereur. Et sous les murs de la cité comtale brillent les armures des capitaines espagnols. Les oriflammes de Bourbon au vent défient les murailles de la ville.

L’abbaye est déserte. Le prieur s’est enfui, l’abbesse n’est plus là. Le « Pavan », l’empereur orgueilleux, comme le surnomme les Provençaux, a quitté rapidement la ville. Voilà un mois déjà que Brignoles a ouvert ses portes. Les nonnains ont encore les yeux cernés de bistre par leurs ébats. Envahisseurs ou pas, la chair la de l’homme était tendre. Mais elles restent dans leurs maisons particulières, là où les ruelles sombres sont propices au va et vient des galants. Poulettes blanches attirent le renard. On dit que le roi François qui campe en Avignon est un solide gaillard et que sa cour regorge de gentils seigneurs qui aiment le badinage. Brignoles se doit de lui offrir les plus remarquables beautés de Provence. Alors les religieuses se préparent, se complaisent à leur toilette, leurs chevelure longue est brossée, leur visage enduit d’onguents, leur corps parfumé d’eaux précieuse venues de Grasse. Elles font ample provision de Pistoles,ces prunes séches qui ont fait la renommée de la ville, car on dit le roi gourmand et plein de vigueur. Le soir, elles répètent la représentation d’une moralité  qu’elles donneront en son honneur et dont la conclusion  soupirent- elles, n’aura, elles l’espèrent, rien de sacré.

Garsande vit solitaire avec quelques serviteurs dans le monastère. Il fait office d’infirmerie pour les blessés et de refuge pour les groupes qui harcèlent les espagnols. Les pavillons bousculés laissent battre leurs portes, et les persiennes des volets comme les cous disloqués de pendus, pendent de guingois aux fenêtres disjointes.
Seul est resté auprès de la jouvencelle, le damoiseau protecteur, épris, qui ne veut la quitter. Mourir d’amour, mourir tout court mais auprès de sa belle. À l’heure du rossignol, il vient près de sa couche. Il prélude au rebec, puis de sa voix claire, il lui chante des vers. Nostalgie d’un temps passé. Il parcourt le verger, en suit tous les chemins.
« Ce jardin est bel et plaisant
Il est garni de toutes fleurs
On y prend son abattement
Autant la nuit comme le jour »
Il surveille les fruits qui font crouler les branches. Les prunes tournent au violet. Il presse son aimée d’y gouter. Comment résister  à ce fruit si coquin qu’il enfiévrait les nonnes ? Dans la chaleur d’un soir, le jeune fille se laisse aller, alanguie par le chant comme un fruit mûr qui tombe. Amour de moy… :
« Ton corps est un verger,
J’en suivrai les chemins
Goûterai tous les fruits
À en mourir d’ivresse. »

La femme qui nait, sent le désir qui rôde, la chaleur dans son corps, la caresse des mains qui font frémir sa peau. Elle entrouvre ses lèvres et sa bouche gourmande croque au fruit en secret convoité.
Il ouvre sa braguette et sur la tige dressée, encore verte, dans la lueur opalescente de la lune, elle aperçoit, couleur d’améthyste pâle dans leur saveur sucrée, lisses, douces, moelleuses, fermes et tendres à la fois, les plus belles petites prunes du pays brignolais. 


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