AUTOMNE DE NONNES D'ANTAN
Mauvaise année. Pas de pommes, pas de poires. Pas la moindre prune. Rien! Les fruitiers n'ont rien donné.
Je me console de l'absence de récolte en revisitant les trésors de la Provence Verte.
J'ai aperçu au cours de mes ballades, danser dans les vergers de l'Abbaye de La Celle, le fantôme des nonnes d 'Antan, de ces nonnains, folles de fruits gourmands et de plaisirs défendus, que chantait Brassens, qui, par leur impudeur, faisaient rougir les enfants de choeur.
La chaleur de l'arrière-saison, le soleil de septembre m'ont inspiré une nouvelle, ma foi, un peu légère.
Et si la douceur de l'équinoxe vous rend d'humeur un peu coquine, vous pourrez la découvrir cachée ci-dessous.
GOURMANDISES
DU TEMPS JADIS
Elle referma les rideaux, rassurée.
Elle se sentait protégée. Le grand roc du Candelon barrait l’horizon comme un
lansquenet planté par Dieu. Sa lame de marbre déchirait le ciel.
Ancrée dans le vert des arbres
l’abbaye trapue l’attendait, solide et sereine, blottie au fond de la vallée. Elle
se rejeta au fond de la voiture et se prit à rêver sur sa nouvelle vie. Le
bruit la surprit. Hier encore, elle courait les drailles aux côtés de ses
paysans, les mollets griffés par les genets et les pieds écorchés. Maintenant
elle était la Dame, celle qui remplaçait sa mère au château paternel.
La cohue à l’approche de l’entrée
cochère l’arracha à ses méditations. L’agitation et le claquement des sabots,
des grincements de roues, la tirèrent de sa torpeur. C’était pour elle, enfant
du silence des Alpes, arrachée à sa montagne sauvage, comme un bruit de ville
étourdissant: Un vacarme furieux qui levait la poussière quand cavaliers et carrosses
se croisaient poussés par les cris des palefreniers.
Le comte jura. On entrait, on
sortait, en toute liberté : Personne à l’entrée pour accueillir, ou
repousser les visiteurs. Ni tourière, ni prévôte, pas même une simple sœur.
C’est que l'homme de guerre avait traversé la Provence à grand galop, en forçant les chevaux, pressé
de parvenir à son but en ce siècle de jours troublés et de luttes
fratricides Il avait hâte de mettre à l’abri son trésor,
cette enfant devenue fille qu’il menait avec lui le long de son veuvage, qui le
gênait quand il partait à l’assaut autant dans ses campagnes guerrières que dans
ses sièges amoureux. Les cahots des roues sur les chemins empierrées n’avaient
pas gêné la jouvencelle. Elle était dure et pressée d’accomplir sa destinée.
Le convoi avait contourné la Sainte
Victoire tard dans la soirée et s’était réfugié derrière les remparts de
Brignoles pour y passer confortablement la nuit. Les voyageurs avaient été
hébergés dans le palais d’été des comtes de Provence. Au matin ils s’étaient
mis en route pour la Celle.
De la rosée scintillait encore aux
feuilles des pruniers, des larmes perlaient aux paupières de Garsande, s’y
accrochaient, refusaient de couler, de petits grains irisés comme ces éclats de
brillants presque roses qui parsèment les roches égarés. Elles s’échappaient de
ses yeux humides de bonheur, telles la gomme de ses vieux arbres qui refuse de
les quitter. Suintaient de ses paupières des gouttes de joie intérieure qu’elle
essayait de retenir, avare de ce bonheur presque divin qui l’envahissait d’une
tiédeur spirituelle. La pluie de mars avait gonflé la terre. La nature chantait
quand la sève montait et inondait les branches. Des pétales immaculés
voletaient par-dessus les vergers, franchissaient les rideaux, lucioles
éphémères qui parfois se posaient sur les cheveux de la damoiselle, la
nimbaient des résilles d’argent d’un voile de mariée.
Alertée par le bruit des sabots qui
franchissaient le porche, une nonnain apparut enfin. L’abbesse était là, les
communs débordaient d’activité, la senteur de banquets s’échappaient des
cuisines qui exhalaient le fumet de rôtis et le parfum des fruits.
Garsande pénétra sans crainte
dans sa nouvelle demeure dont un jour
elle deviendrait le guide et la gardienne des traditions sacrées. Son père
l’avait destinée aux ordres, il n’avait point l’ambition d’arrondir ses terres,
il était inexpugnable dans son château, inébranlable sur son rocher dressé à
l’entrée de la Combe. Il ne recherchait de nouvelles alliances car il n’avait
point d’ambition d’arrondir ses terres par alliance, et était peu enclin à en céder
par dot. Il avait de solides appuis dans le
parti carçois et les faveurs du roi François. Il cherchait simplement à bien
établir sa fille et lui assurer protection en ces années troublées.
La jouvencelle avait été élevée et
instruite avec fermeté dans cette voie par un curé rigoureux. Elle avait maintenant
une solide instruction religieuse et la vocation bien ancrée en elle.
On déchargea ses malles et ses
coffres, tout un bagage lourd qu’elle avait emporté. Elle n’en voulait point,
plus de signes de son rang. Elle abandonnait les vanités terrestres, pour se
consacrer à Dieu, affirmant d’une voix
déterminée que contrairement à l’usage, il ne seyait pas à une future nonne
d’emporter autant d’atours. Mais sa nourrice avait insisté et avait empli les
coffres de brocards, de robes de satin, de cottes et de jupons, de coiffes
élégantes ornées de filets d’or, de ceintures incrustées de pierreries, de
chaînes et de perles, tout un trousseau hérité de sa mère. Elle avait assuré
que les précieuses étoffes pourraient un jour servir de monnaie d’échange ou
payer le prix d’une rançon d’esclaves enlevés par les barbares sarrasins.
Garsande avait cédé par charité
chrétienne, tout en assurant qu’elle jurait de ne porter que l’habit et le
voile des Cassianites.
Elle avait fait ses adieux à son
père, et l’avait embrassé dans un grand élan de sacrifice mystique, puis
s’était retirée seule dans son futur logis.
Le dortoir était désert, vide de
toutes occupantes, à l’abandon. Une sacristaine voulut la rassurer :
« Son pavillon du fait de son
avance sur le jour fixé pour le rendez-vous, n’était pas encore aménagé, mais serait
bientôt prêt. Le baron avait donné des instructions pour que, vu le rang de la
postulante, il soit richement décoré ».
Le monastère en comptait
vingt-quatre, un pavillon par nonne. Elle aurait le plus spacieux, celui qui,
retiré au fond du labyrinthe que formaient les chemins du verger, lui assurerait
la plus grande liberté. Elle n’en voulut pas, assurant vouloir se contenter de
la simplicité rustique de la salle pour y faire pénitence et se laver de tout
péché.
Le seigneur de Montmaur, soulagé
par l’installation de sa fille, avait rejoint la mère abbesse dans ses
appartements, tout guilleret, échauffé par l’agrément du lieu. Dans l’intimité
de la chambre tendue de riches brocards, trônait un lit marital. Un jeune maure
les berçait d’une voix de castra. Une camérière leur porta un vin rosé généreux
et un panier de fruits séchés, de ces fruits longs et sucrés muris par la
chaleur de septembre qui donnent la vigueur au guerrier épuisé. Dans
l’enivrement de l’alcôve, la fumée parfumée des bougies et les gémissements
voluptueux de la nonne, le baron livra joyeusement sa semence d’homme à l’
automne de la vie.
Le printemps brignolais les
enveloppait d’une exquise volupté. Ils devisaient gaiement. L’abbesse s’extasiait
sur le corps de l’homme allongé à ses côtés. Ses membres étaient durs, mais ses
attaches fines, ses traits fort réguliers. Sa fille lui ressemblait. Elle avait
dans ses yeux les éclairs violets des orages, la peau lisse et ambrée, presque
orangée, poudrée, par la lumière et les courses au soleil,etdes formes déjà
pleines. La saveur acidulée de prune encore verte. Bientôt un damoiseau viendra
pour la goûter.
Les doigts du baron, tout en
récitant du Villon, tournaient autour des boucles des cheveux dénouésde l'abbesse. La
clarté des chandeliers caressait l’ivoire des seins de la femme lovée dans les
coussins, s’attardait sur la courbe de ce ventre blanc et rond de chèvre encore
pleine. Le troubadour troublé, redevint conquérant et repartit à l’assaut.
Garsande parcourait le cloître,
cherchant dans ses arcures la pureté de l’âme, puis, dans la solitude de
l’église, couchée sur les pierres crues, elle s’abandonna à une passion
extatique et se donna à Dieu. Sur les dalles froides, elle fit don de son corps
au Christ comme sur un lit nuptial.
Dans la moiteur d’un juillet épais,
les fruitiers du verger éclataient de promesse, les nonnes folles de chaleur sentaient vibrer, tout autour
d’elles les désirs de l’été. Dans les pavillons tapissés de haute lisse,
dans le labyrinthe du verger, les pauvres âmes des humains, soûlés par le suc
sucré comme des guêpes ivres, priaient Dieu qu’Il les délivre. Alors, dans la
soie et le satin, elles ouvraient, par charité, leur cœur et leurs cuisses roses aux cavaliers de
passage.
Puis septembre vint, avec ses
danses et sa musique, le son des tambourins, les doigts qui démangent, le désir
qui chatouille et la queue qui frétille. D’un chemin à l’autre, contournant les
fruitiers, passaient des serviteurs par elles chargés de distribuer les mets les plus
raffinés, les vins fins, les massepains.
Alors les corbeilles débordèrent de
prunes que les amants irrévérencieux goûtaient à pleines dents. Elles
barbouillaient leurs lèvres jointes. Un jus épais, couleur de miel descendait
de leur bouche jusqu’à leur poitrine, coulait sur les corps dévêtus et les seins
dénudés qui sautaient des surcots. Les hommes ivres de vin et d’amour se goinfraient
de fruits mûrs, confondant les douceurs
et les rondeurs des femmes, baisaient la pointe des tétons, cherchaient
l’humide des creux dans la chair mystérieuse, de leurs lèvres goulues en léchaient
le jus tiède. Les mains pleines, ils oubliaient le temps et ne savaient plus
dans la chaleur d’un orage s’ils goûtaient aux fruits infernaux ou approchaient
l’extase d’un paradis perdu.
Garsande restait sage, dans son
pavillon,caché derrière le chevelu des arbres denses, à l’écart des agapes,
à l’abri du désir. Un jeune damoiseau passait chaque soir devant sa porte, il
se mourrait d’aimer. Il avait le teint blanc et une voix claire. Le soir, il
lui portait un panier qui débordait des fruits frais cueillis. Il lui offrait
son cœur, elle le refusait, lui préférant les cantiques des anges envolés du
sarcophage de la sainte qui dormait dans son sommeil sacré : les trois
anges céroféraires qui lui donnaient la lumière, les thuriféraires qui portaient
le parfum et des trois procoféraires qui la guidaient dans ses prières.
Elle se prenait quelquefois, dans
la pureté du soir à songer aux odeurs de l’enfance, aux petits fruits acides de
ces arbres, poussés sans intervention de l’homme qui bordaient les chemins et les
clapiers des vignes, à ces petites prunes bleues aigrelettes, le régal des
mésanges que les enfants téméraires n’hésitaient pas à croquer. Elle refusait
ces fruits généreux, débordant de soleil qu’elle disait orgueilleux.
La nouvelle a ébranlé les vieilles
pierres. La guerre a franchi la frontière. Sur les chemins suivis par Charles Le Quint, les gibets poussent dans
les champs calcinés, et seuls les cris des corbeaux accompagnent en terre les hommes, les femmes et les enfants assassinées.
De leurs yeux énucléés, les Provençaux châtiés pour avoir résisté, pleurent de
leurs orbites vides la Provence, brûlée vive, à l’agonie.
Dans l’abbaye de la Celle c’est un
branle-bas de combat, les nonnes affolées entassent dans leurs coffres, leurs habits et bijoux, les carrosses chargés
roulent vers les murailles pour se mettre à l’abri des hauts remparts de pierre
dans leurs maisons fortes. Quelques religieuses oubliées se morfondent et
tremblent. Le Quint avance, et les villes assiégées se rendent une à une. Déjà
à quelques lieux de Brignoles, se dresse arrogante la tente magnifique bigarrée
de l’empereur. Et sous les murs de la cité comtale brillent les armures des
capitaines espagnols. Les oriflammes de Bourbon au vent défient les murailles
de la ville.
L’abbaye est déserte. Le prieur
s’est enfui, l’abbesse n’est plus là. Le « Pavan », l’empereur
orgueilleux, comme le surnomme les Provençaux, a quitté rapidement la ville. Voilà
un mois déjà que Brignoles a ouvert ses portes. Les nonnains ont encore les
yeux cernés de bistre par leurs ébats. Envahisseurs ou pas, la chair la de
l’homme était tendre. Mais elles restent dans leurs maisons particulières, là
où les ruelles sombres sont propices au va et vient des galants. Poulettes
blanches attirent le renard. On dit que le roi François qui campe en Avignon
est un solide gaillard et que sa cour regorge de gentils seigneurs qui aiment
le badinage. Brignoles se doit de lui offrir les plus remarquables beautés de
Provence. Alors les religieuses se préparent, se complaisent à leur toilette,
leurs chevelure longue est brossée, leur visage enduit d’onguents, leur corps parfumé
d’eaux précieuse venues de Grasse. Elles font ample provision de Pistoles,ces prunes séches qui ont fait la renommée de la ville, car
on dit le roi gourmand et plein de vigueur. Le soir, elles répètent la
représentation d’une moralité qu’elles
donneront en son honneur et dont la conclusion
soupirent- elles, n’aura, elles l’espèrent, rien de sacré.
Garsande vit solitaire avec
quelques serviteurs dans le monastère. Il fait office d’infirmerie pour les
blessés et de refuge pour les groupes qui harcèlent les espagnols. Les
pavillons bousculés laissent battre leurs portes, et les persiennes des volets comme
les cous disloqués de pendus, pendent de guingois aux fenêtres disjointes.
Seul est resté auprès de la
jouvencelle, le damoiseau protecteur, épris, qui ne veut la quitter. Mourir
d’amour, mourir tout court mais auprès de sa belle. À l’heure du rossignol, il
vient près de sa couche. Il prélude au rebec, puis de sa voix claire, il lui
chante des vers. Nostalgie d’un temps passé. Il parcourt le verger, en suit
tous les chemins.
«
Ce jardin est bel et plaisant
Il
est garni de toutes fleurs
On
y prend son abattement
Autant
la nuit comme le jour »
Il surveille les fruits qui font
crouler les branches. Les prunes tournent au violet. Il presse son aimée d’y
gouter. Comment résister à ce fruit si coquin qu’il enfiévrait les
nonnes ? Dans la chaleur d’un soir, le jeune fille se laisse aller,
alanguie par le chant comme un fruit mûr qui tombe. Amour de moy… :
« Ton
corps est un verger,
J’en
suivrai les chemins
Goûterai
tous les fruits
À
en mourir d’ivresse. »
La femme qui nait, sent le désir
qui rôde, la chaleur dans son corps, la caresse des mains qui font frémir sa peau.
Elle entrouvre ses lèvres et sa bouche gourmande croque au fruit en secret convoité.
Il ouvre sa braguette et sur la
tige dressée, encore verte, dans la lueur opalescente de la lune, elle
aperçoit, couleur d’améthyste pâle dans leur saveur sucrée, lisses, douces,
moelleuses, fermes et tendres à la fois, les plus belles petites prunes du pays
brignolais.
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