UN PEU DE LECTURE POUR
OCCUPER UN TEMPS MAUSSADE.
Si la météo est grise,
et le soleil boude la plage ou la montagne, pour patienter le temps d’une
averse, en attendant le retour du bleu d’un ciel sans nuages, un peu de lecture :
Quelques extraits de
mon dernier roman « Terres de
Pourpre ».
..."Le vent d’est de l’automne
dénudait les ceps. Ils se tordaient noirs dans les sillons violacés. Un reste
d’odeur de moût et de pourriture coulait dans les sillons gorgés d’eau. Il la fixait
avec un sourire goguenard en ramassant les fruits. Il les suçait lentement,
laissait le groupe de tête disparaître, planté au milieu du chemin, puis
détalait vers l’orée du bois.
« Est-ce qu’il pourra un
jour faire un nœud au cou de cette espèce de couleuvre qui se faufilait entre
les tiges ? »
Le sol de la draille se
transformait en bourbier. Les galoches des enfants s’enfonçaient dans une
bouillie rouge. Ils levaient péniblement le pied avec un grand bruit de succion
et la marche lente reprenait laissant une trace humaine dans la boue collante
du chemin.
Novembre venait. Les jardins
potagers étaient nus, quelques feuilles de poireaux survivaient, avachies. Les
portes des granges étaient fermées sur les bottes de foin. Les greniers
respiraient l’odeur des pommes et, sur les fils, les grappes de raisin
mordorées attendaient les jours de fête de décembre. Le garçon marchait seul
sur la draille, et les flaques glacées craquaient sous le bois de ses semelles.
Il tournait la tête vers la haie d’épineux et souriait.
L’hiver s’installait. Elle
s’aplatissait sur la pente du petit fossé, les jambes protégées par le tissu
épais de sa jupe, les pieds au chaud dans des chaussettes épaisses.
« Est-ce qu’elle pourrait
un jour faire sortir de son terrier cet animal sauvage qui semblait ne pas même
l’entendre ? »
Elle attendait les pas qui
trouaient le virage, dans sa main une poignée de gratte-cul.
Elle les lança, il se baissa,
s’esclaffa et courut vers la trouée en hurlant: « je vais t’attraper et te
les faire manger ». Il renvoya les baies dans sa direction, elle se sauva.
Un pan de sa jupe s’empêtra dans les branches basses. Elle tomba, il se précipita
sur elle avec un grand éclat de rire et glissa les bourres d’églantier dans son
col.
Gloussant de joie, ils roulaient
enlacés jusqu’au fond du fossé, les joues égratignées, les cheveux
embroussaillés, les vêtements parsemés de feuilles mortes. Ils s’arrêtèrent, à
bout de souffle. Ils se contemplaient avec sérieux :
— Tu t’appelles comment ?
— César !
Cesare-Augusto ! Il parlait provençal avec un accent chantant.
— Et toi ?
— Moi ? Je m’appelle Émilienne!
C’est ma tante, ma marraine qui a choisi mon prénom en l’honneur d’un grand
homme politique ! Mais ma mère n’a pas voulu. Elle dit que ma tante est
une sans Dieu. D’ailleurs elle n’est pas venue à l’église le jour de mon
baptême, c’est mon grand frère qui me l’a raconté! Un jour où on se disputait.
Alors, on m’a appelée Émilie."...
***
"...Il
en avait creusé des puits, même au milieu des maisons du village, en bordure
des rues. On ne manquait pas d’eau. La rue du puits, c’est à lui qu’on la
devait, et la source Saint Médard du nouveau lavoir, à l’entrée du bourg, celui
qui avait allégé les trajets des lavandières. Maintenant, il passait le
flambeau à son fils, César l’accompagnait, il portait la pioche et la barre à
mine, brouettait la terre à grandes pelletées. Le vieux puisatier l’initiait
aux miracles telluriques.
—
L’eau est la terre, répétait encore Giuseppe !
Mais
Gaston ne sentait plus la terre, ni ses chemins sur l’amitié. Il n’écoutait
plus, l’esprit embrumé de colère.
Il
regardait le grand œil glauque de la comporte qui le narguait de son humeur
sale et vitreuse. Ce liquide infâme qui respirait, se soulevait en bouillon
crasseux. Et ces centaines d’yeux qui se formaient à sa surface. L’eau claire
de son puits souillée par ces mains étrangères. Les filles versaient l’eau, et
le baquet bavait un filet de salive épaisse et jaunâtre, et ses yeux de graisse
se multipliaient à la surface comme dans un pot au feu avarié, une nuée de
corps amorphes, difformes, gras, qui envahissait la surface et la colonisait,
comme ces étrangers qui lui prenaient son bien, qui lui prenaient son bois, qui
lui prenaient sa terre, ses sous, son avenir, celui de ses enfants. Et cette
chose immonde continuait à le regarder, s’installait, l’envahissait, descendait
dans son estomac, l’empoisonnait.
Ses mains se refermèrent sur la crosse du
fusil. Il leva l’arme ;
—
Ne fais pas le couillon ! hurla Giuseppe.
Mais
Gaston n’écoutait plus.
—
Tu es devenu fada !
Gaston
pressa sur la gâchette
—
Celle- là tu ne l’auras pas ! Sa voix claquait.
La
comporte éclata en une gerbe d’eau grasse.
Le
sanglier détala, une poule ébouriffée sortit de la cahute, les fillettes
hurlèrent, le nouveau-né brailla dans la paille, la vieille se signa en
bredouillant des prières.
Le
vin de la nuit chauffait toujours dans la tête de l’homme.
—
Jobastre ! Arrête ! Tu vas
tuer quelqu’un !
Gaston
bondit sous l’insulte.
—
Fils de pute !
Il
leva son arme.
L’Italien
sortit son couteau, poussa le cran d’arrêt...."
***
"....La trompette sonna, la galerie l’avala. Les hommes descendaient, l’écho de
leurs pas résonnait sur les rails. César prit sa place. Il pendit la lampe par
son crochet à un boisseau, le dernier près du front de taille.
Il
voyait enfin dans la fumée pâteuse de la rave se dresser la barre vineuse,
il sentait la terre grasse, il touchait le mur à entailler, il respirait les
premiers blocs.
Il
leva le pic. Une émotion encore plus intense que celle qu’il avait connue lors
de sa première quête de l’eau ou lors de sa première rencontre avec les pierres
rouges sur le carreau, le saisit. Une excitation d’une intensité douloureuse,
une vibration violente. Sa transpiration se mêlait au suintement de l’eau dans
les parois. Il fouillait le ventre de la terre et son sang ruisselait sur son
dos.
Il
piochait avec frénésie, emporté dans la rage d’un désir fiévreux. Cette roche garderait
son sceau, l’empreinte minérale de l’acharnement de l’homme, la trace de la
douleur de ses bras, de sa gorge assoiffée, de ses yeux aveuglés. Cette terre
femelle en gestation d’un minerai, il brûlait de l’apprivoiser, de la
soumettre, de boire son âme. Il ne se savait pas pourquoi, tout à coup, il
pensa à Émilie, ses lèvres rouges se dessinaient dans les entailles de la
pioche. L’ombre de la galerie renvoyait des baisers de pourpre. Son pouls
s’accélérait, un flux vermeil inondait son cœur.
Tout
à coup il se calma. L’apaisement gagna tout son corps. Ses poumons s’emplirent
de plénitude. Ses gestes devenaient souples. Il prit la cadence, suivit le
rythme de ses compagnons. La sirène retentit. Il ne sentait pas la fatigue..."
***
"...Émilie a tourné sa lourde tresse
en un chignon épais, Albertine a posé sur sa tête son chapeau le plus coquet. Elles
sont prêtes, leur pancarte à la main en tête de la délégation. L’honneur leur
en revient. Les déléguées du petit village de Néùlo, la commune la plus
éloignée, vont défiler aux côtés de ceux d’Argelliers, à l’avant de la
manifestation.
Devant l’immense cortège qui déferle
sur Béziers se lèvent leurs pancartes fières. Tous du village disent
« Voulèn viéure sus nouastro terro, de nouastro vigno ! »
La
marée se jette dans les allées, toujours plus lourde de résolution, l’immense
cortège tambourine sa résolution, puis la foule hésite, le silence se fait, et
la vague reflue, la vague s’écrase sur les brisants, sur cette digue rouge et
bleue montée pour la stopper.
La
République est en danger ! La herse est baissée. Les soldats du régiment
de ligne ont garnis leurs Lebels de cartouche et mis la baïonnette au canon.
Plus
que quelques mètres, enfants de paysans et vignerons, vont-ils ouvrir le feu
sur les poitrines découvertes ?
Le
préfet a ordonné de tirer. Albertine ne ralentit pas, les fillettes suivent, et
les yeux d’Émilie se remplissent de larmes.
— En
joue !
—
Soldats ne tirez pas !
Le
visage du soldat est pâle, un masque de mort, figé par la surprise et la
douleur. Ils sont là, les yeux dans les yeux Il est là son frère, en face d’elle qui la
regarde, incrédule, et elle le regarde et les jambes d’Émilie ne lui obéissent
pas, et ses bras ne lui appartiennent plus et sa gorge ne l’écoute pas. Elle
court, se jette dans les bras du jeune soldat :
—
Joseph !
Émilie
n’a pas le temps de rajouter une parole.
La
foule vibre d’allégresse et d’enthousiasme. Des acclamations s’élèvent en
panache. Le XVIIième met la crosse en l’air. Joseph est porté en
triomphe, les casquettes volent, se mêlent aux képis, les soldats flottent sur
les épaules des vignerons en liesse. Tous unis ils avancent, frères dans leur
colère. Braves soldats du XVIIième….
Le
comité de Néulo, a gagné sa légitimité dans les bras de Marcelin Albert.
Alors l’ultimatum est lancé :
« Si
d'ici le 10 juin, le gouvernement n'a pas trouvé de solution à la crise, ce
sera la démission des mairies du Midi ! Du Languedoc au Var, ce sera la
grève de l'impôt ! »...
***
"...Parfois
Émilie reçoit une lettre de Joseph. Elle porte le sec et l’aride des immenses
arcs montagneux, des forts crénelés, des murs festonnés aux pierres dures qui
réverbèrent une lumière coupante comme
les cailloux du désert et des espaces vides de Tunisie. Quelquefois une carte postale
de palmiers, de chameaux à l’abreuvoir quand le moral du banni remonte ou joue
à faire semblant, pour ne pas inquiéter sa famille.
Le
militaire est allongé dans la pénombre de la chambrée. Les yeux clos sur son passé.
L’heure de la sieste. Hier, ils ont tant marché dans le djebel à s’user les
chaussures. La colonne a parcouru les confins de plateaux acérés, piétiné les
roches sanglantes. Il ne dit rien de sa peine. Il reste immobile, sans amour,
sans famille, sec et assoiffé. Les nuits sont longues et glacées, les roches
claquent et donnent des coups de cognée dans sa tête. Il a soif d’eau claire et
limpide, verte et profonde comme l’eau du lac de son village, où il plongeait
enfant, émeraude insondable, sertie dans
la roche. Il n’a sur la langue qu’une brûlure de vinaigre. Il pense à son
frère, il boit au souvenir de la vigne.
À
cette époque Thomas doit ébourgeonner. Ce soir il rentrera heureux, sa femme
doit être sucrée et pulpeuse. Un hoquet lancinant secoue sa poitrine, il se
contracte, peine perdue. La douleur est là, elle descend vers son ventre,
l’envahit, il ne respire plus, tordu par la souffrance, haletant dans l’attente
de la brûlure. Il essaie de ne pas bouger, rester immobile, le plus longtemps
possible pour éviter de pisser. Et ce pus dégueulasse qui suinte de sa bite... Il
a attrapé la chaude-pisse dans la casbah.
Il
en avait assez des Lulu et Nana du bordel militaire, il marchait dans les rues
étroites aux abords du souk. Elle était accroupie dans l’ombre de deux grosses
jarres, mince et fragile entre les pots pansus, menue, une enfant presqu’une
femme. Elle avait levé son regard vers lui, fascinée par les franges des
épaulettes. Son visage était barbouillé mais ses yeux cernés de khôl brillait
d’une lueur de braise, ses cils papillonnaient d’envie et sa bouche s’ouvrait
avide de convoitise comme un animal qui a faim, à qui l’on offre un quignon de
pain. Elle s’est levée, il l’a suivie dans les ruelles tortueuses. De temps en
temps, elle se retournait, et souriait, elle avait de petites dents pointues.
Un
pot était posé à terre empli d’eau, il lui a essuyé le visage avec son
mouchoir.
Il
avait été heureux ce soir-là, sur cette natte posée sur le toit en terrasse,
elle le caressait avec des maladresses de gazelle. Elle avait une odeur
d’animal du désert, craintif et assoiffé, son visage avait un goût de sel, son
rire coulait en filets, la plante de ses pieds sentait le sable rouge. Il pensa
aux oasis bordées de lauriers fleuris qu’il n’avait jamais vues. Afrique de
mirage. Il la découvrait, ses mains suivaient ses courbes fines, douces, rondes
fragiles comme les dunes de sable au lever du soleil. Son souffle creusait des
vaguelettes fugitives sur son ventre bombé, un galbe gracieux, étrange dans ce
corps enfantin. Il fermait les yeux, s’emplissait de tendresse, se laissait
envahir de désir. Il s’allongea sur elle, attentif, fouillant le fond de ses
yeux pour se pénétrer de sa jouissance.
Elle poussa un petit cri. Elle était vierge. Un liquide chaud coulait sur ses
cuisses. Il se releva bouleversé, lui mit quelques pièces dans la paume de la main.
Il
s’enfuit comme un déserteur.
Elle
ne retourna pas au bled. Elle restait la journée, assise en tailleur devant son
gourbi, entre les jarres pansues à guetter. Les autres aussi l’essayèrent, il
ne le savait pas, la fillette du bled était devenue une belle putain. Un rêve
de bonheur qui lui coûtait cher.
Il avait trop envie de pisser. Il se leva douloureusement en retenant un grognement
—
Putain de sale moukère!..."
un roman fort et puissant avec des personnages attachants ! bonne idée de mettre ces passages pour ceux qui n'ont pas lu ce roman ...
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