dimanche 29 juin 2014

Météo de vacances



UN PEU DE LECTURE POUR OCCUPER UN TEMPS MAUSSADE.


Si la météo est grise, et le soleil boude la plage ou la montagne, pour patienter le temps d’une averse, en attendant le retour du bleu d’un ciel sans nuages, un peu de lecture :
Quelques extraits de mon dernier roman « Terres de Pourpre ».

..."Le vent d’est de l’automne dénudait les ceps. Ils se tordaient noirs dans les sillons violacés. Un reste d’odeur de moût et de pourriture coulait dans les sillons gorgés d’eau. Il la fixait avec un sourire goguenard en ramassant les fruits. Il les suçait lentement, laissait le groupe de tête disparaître, planté au milieu du chemin, puis détalait vers l’orée du bois.

« Est-ce qu’il pourra un jour faire un nœud au cou de cette espèce de couleuvre qui se faufilait entre les tiges ? »
Le sol de la draille se transformait en bourbier. Les galoches des enfants s’enfonçaient dans une bouillie rouge. Ils levaient péniblement le pied avec un grand bruit de succion et la marche lente reprenait laissant une trace humaine dans la boue collante du chemin.

Novembre venait. Les jardins potagers étaient nus, quelques feuilles de poireaux survivaient, avachies. Les portes des granges étaient fermées sur les bottes de foin. Les greniers respiraient l’odeur des pommes et, sur les fils, les grappes de raisin mordorées attendaient les jours de fête de décembre. Le garçon marchait seul sur la draille, et les flaques glacées craquaient sous le bois de ses semelles. Il tournait la tête vers la haie d’épineux et souriait.

L’hiver s’installait. Elle s’aplatissait sur la pente du petit fossé, les jambes protégées par le tissu épais de sa jupe, les pieds au chaud dans des chaussettes épaisses.
« Est-ce qu’elle pourrait un jour faire sortir de son terrier cet animal sauvage qui semblait ne pas même l’entendre ? »
Elle attendait les pas qui trouaient le virage, dans sa main une poignée de gratte-cul.
Elle les lança, il se baissa, s’esclaffa et courut vers la trouée en hurlant: « je vais t’attraper et te les faire manger ». Il renvoya les baies dans sa direction, elle se sauva. Un pan de sa jupe s’empêtra dans les branches basses. Elle tomba, il se précipita sur elle avec un grand éclat de rire et glissa les bourres d’églantier dans son col.
Gloussant de joie, ils roulaient enlacés jusqu’au fond du fossé, les joues égratignées, les cheveux embroussaillés, les vêtements parsemés de feuilles mortes. Ils s’arrêtèrent, à bout de souffle. Ils se contemplaient avec sérieux :
— Tu t’appelles comment ?
— César ! Cesare-Augusto ! Il parlait provençal avec un accent chantant.
— Et toi ?
— Moi ? Je m’appelle Émilienne! C’est ma tante, ma marraine qui a choisi mon prénom en l’honneur d’un grand homme politique ! Mais ma mère n’a pas voulu. Elle dit que ma tante est une sans Dieu. D’ailleurs elle n’est pas venue à l’église le jour de mon baptême, c’est mon grand frère qui me l’a raconté! Un jour où on se disputait. Alors, on m’a appelée Émilie."...


                                                       ***




"...Il en avait creusé des puits, même au milieu des maisons du village, en bordure des rues. On ne manquait pas d’eau. La rue du puits, c’est à lui qu’on la devait, et la source Saint Médard du nouveau lavoir, à l’entrée du bourg, celui qui avait allégé les trajets des lavandières. Maintenant, il passait le flambeau à son fils, César l’accompagnait, il portait la pioche et la barre à mine, brouettait la terre à grandes pelletées. Le vieux puisatier l’initiait aux miracles telluriques.
— L’eau est la terre, répétait encore Giuseppe !
Mais Gaston ne sentait plus la terre, ni ses chemins sur l’amitié. Il n’écoutait plus, l’esprit embrumé de colère.
Il regardait le grand œil glauque de la comporte qui le narguait de son humeur sale et vitreuse. Ce liquide infâme qui respirait, se soulevait en bouillon crasseux. Et ces centaines d’yeux qui se formaient à sa surface. L’eau claire de son puits souillée par ces mains étrangères. Les filles versaient l’eau, et le baquet bavait un filet de salive épaisse et jaunâtre, et ses yeux de graisse se multipliaient à la surface comme dans un pot au feu avarié, une nuée de corps amorphes, difformes, gras, qui envahissait la surface et la colonisait, comme ces étrangers qui lui prenaient son bien, qui lui prenaient son bois, qui lui prenaient sa terre, ses sous, son avenir, celui de ses enfants. Et cette chose immonde continuait à le regarder, s’installait, l’envahissait, descendait dans son estomac, l’empoisonnait.
 Ses mains se refermèrent sur la crosse du fusil. Il leva l’arme ;
— Ne fais pas le couillon ! hurla Giuseppe.
Mais Gaston n’écoutait plus.
— Tu es devenu fada !
Gaston pressa sur la gâchette
— Celle- là tu ne l’auras pas ! Sa voix claquait.
La comporte éclata en une gerbe d’eau grasse.
Le sanglier détala, une poule ébouriffée sortit de la cahute, les fillettes hurlèrent, le nouveau-né brailla dans la paille, la vieille se signa en bredouillant des prières.
Le vin de la nuit chauffait toujours dans la tête de l’homme.
Jobastre ! Arrête ! Tu vas tuer quelqu’un !
Gaston bondit sous l’insulte.
— Fils de pute !
Il leva son arme.
L’Italien sortit son couteau, poussa le cran d’arrêt...."



                                                             *** 


"....La trompette sonna, la galerie l’avala. Les hommes descendaient, l’écho de leurs pas résonnait sur les rails. César prit sa place. Il pendit la lampe par son crochet à un boisseau, le dernier près du front de taille.
Il voyait enfin dans la fumée pâteuse de la rave se dresser la barre vineuse, il sentait la terre grasse, il touchait le mur à entailler, il respirait les premiers blocs.
Il leva le pic. Une émotion encore plus intense que celle qu’il avait connue lors de sa première quête de l’eau ou lors de sa première rencontre avec les pierres rouges sur le carreau, le saisit. Une excitation d’une intensité douloureuse, une vibration violente. Sa transpiration se mêlait au suintement de l’eau dans les parois. Il fouillait le ventre de la terre et son sang ruisselait sur son dos.
Il piochait avec frénésie, emporté dans la rage d’un désir fiévreux. Cette roche garderait son sceau, l’empreinte minérale de l’acharnement de l’homme, la trace de la douleur de ses bras, de sa gorge assoiffée, de ses yeux aveuglés. Cette terre femelle en gestation d’un minerai, il brûlait de l’apprivoiser, de la soumettre, de boire son âme. Il ne se savait pas pourquoi, tout à coup, il pensa à Émilie, ses lèvres rouges se dessinaient dans les entailles de la pioche. L’ombre de la galerie renvoyait des baisers de pourpre. Son pouls s’accélérait, un flux vermeil inondait son cœur.
Tout à coup il se calma. L’apaisement gagna tout son corps. Ses poumons s’emplirent de plénitude. Ses gestes devenaient souples. Il prit la cadence, suivit le rythme de ses compagnons. La sirène retentit. Il ne sentait pas la fatigue..." 

     
                                                               *** 



"...Émilie a tourné sa lourde tresse en un chignon épais, Albertine a posé sur sa tête son chapeau le plus coquet. Elles sont prêtes, leur pancarte à la main en tête de la délégation. L’honneur leur en revient. Les déléguées du petit village de Néùlo, la commune la plus éloignée, vont défiler aux côtés de ceux d’Argelliers, à l’avant de la manifestation.
Devant l’immense cortège qui déferle sur Béziers se lèvent leurs pancartes fières. Tous du village disent « Voulèn viéure sus nouastro terro, de nouastro vigno ! »
La marée se jette dans les allées, toujours plus lourde de résolution, l’immense cortège tambourine sa résolution, puis la foule hésite, le silence se fait, et la vague reflue, la vague s’écrase sur les brisants, sur cette digue rouge et bleue montée pour la stopper.
La République est en danger ! La herse est baissée. Les soldats du régiment de ligne ont garnis leurs Lebels de cartouche et mis la baïonnette au canon.
Plus que quelques mètres, enfants de paysans et vignerons, vont-ils ouvrir le feu sur les poitrines découvertes ?
Le préfet a ordonné de tirer. Albertine ne ralentit pas, les fillettes suivent, et les yeux d’Émilie se remplissent de larmes.
— En joue !
— Soldats ne tirez pas !
Le visage du soldat est pâle, un masque de mort, figé par la surprise et la douleur. Ils sont là, les yeux dans les yeux  Il est là son frère, en face d’elle qui la regarde, incrédule, et elle le regarde et les jambes d’Émilie ne lui obéissent pas, et ses bras ne lui appartiennent plus et sa gorge ne l’écoute pas. Elle court, se jette dans les bras du jeune soldat :
— Joseph ! 
Émilie n’a pas le temps de rajouter une parole.
La foule vibre d’allégresse et d’enthousiasme. Des acclamations s’élèvent en panache. Le XVIIième met la crosse en l’air. Joseph est porté en triomphe, les casquettes volent, se mêlent aux képis, les soldats flottent sur les épaules des vignerons en liesse. Tous unis ils avancent, frères dans leur colère.  Braves soldats du XVIIième….
Le comité de Néulo, a gagné sa légitimité dans les bras de Marcelin Albert.
Alors l’ultimatum est lancé :
« Si d'ici le 10 juin, le gouvernement n'a pas trouvé de solution à la crise, ce sera la démission des mairies du Midi ! Du Languedoc au Var, ce sera la grève de l'impôt ! »...

                                                           *** 



"...Parfois Émilie reçoit une lettre de Joseph. Elle porte le sec et l’aride des immenses arcs montagneux, des forts crénelés, des murs festonnés aux pierres dures qui réverbèrent  une lumière coupante comme les cailloux du désert et des espaces vides de Tunisie. Quelquefois une carte postale de palmiers, de chameaux à l’abreuvoir quand le moral du banni remonte ou joue à faire semblant, pour ne pas inquiéter sa famille.

Le militaire est allongé dans la pénombre de la chambrée. Les yeux clos sur son passé. L’heure de la sieste. Hier, ils ont tant marché dans le djebel à s’user les chaussures. La colonne a parcouru les confins de plateaux acérés, piétiné les roches sanglantes. Il ne dit rien de sa peine. Il reste immobile, sans amour, sans famille, sec et assoiffé. Les nuits sont longues et glacées, les roches claquent et donnent des coups de cognée dans sa tête. Il a soif d’eau claire et limpide, verte et profonde comme l’eau du lac de son village, où il plongeait enfant,  émeraude insondable, sertie dans la roche. Il n’a sur la langue qu’une brûlure de vinaigre. Il pense à son frère, il boit au souvenir de la vigne.

À cette époque Thomas doit ébourgeonner. Ce soir il rentrera heureux, sa femme doit être sucrée et pulpeuse. Un hoquet lancinant secoue sa poitrine, il se contracte, peine perdue. La douleur est là, elle descend vers son ventre, l’envahit, il ne respire plus, tordu par la souffrance, haletant dans l’attente de la brûlure. Il essaie de ne pas bouger, rester immobile, le plus longtemps possible pour éviter de pisser. Et ce pus dégueulasse qui suinte de sa bite... Il a attrapé la chaude-pisse dans la casbah.
Il en avait assez des Lulu et Nana du bordel militaire, il marchait dans les rues étroites aux abords du souk. Elle était accroupie dans l’ombre de deux grosses jarres, mince et fragile entre les pots pansus, menue, une enfant presqu’une femme. Elle avait levé son regard vers lui, fascinée par les franges des épaulettes. Son visage était barbouillé mais ses yeux cernés de khôl brillait d’une lueur de braise, ses cils papillonnaient d’envie et sa bouche s’ouvrait avide de convoitise comme un animal qui a faim, à qui l’on offre un quignon de pain. Elle s’est levée, il l’a suivie dans les ruelles tortueuses. De temps en temps, elle se retournait, et souriait, elle avait de petites dents pointues.
Un pot était posé à terre empli d’eau, il lui a essuyé le visage avec son mouchoir.
Il avait été heureux ce soir-là, sur cette natte posée sur le toit en terrasse, elle le caressait avec des maladresses de gazelle. Elle avait une odeur d’animal du désert, craintif et assoiffé, son visage avait un goût de sel, son rire coulait en filets, la plante de ses pieds sentait le sable rouge. Il pensa aux oasis bordées de lauriers fleuris qu’il n’avait jamais vues. Afrique de mirage. Il la découvrait, ses mains suivaient ses courbes fines, douces, rondes fragiles comme les dunes de sable au lever du soleil. Son souffle creusait des vaguelettes fugitives sur son ventre bombé, un galbe gracieux, étrange dans ce corps enfantin. Il fermait les yeux, s’emplissait de tendresse, se laissait envahir de désir. Il s’allongea sur elle, attentif, fouillant le fond de ses yeux pour se  pénétrer de sa jouissance. Elle poussa un petit cri. Elle était vierge. Un liquide chaud coulait sur ses cuisses. Il se releva bouleversé, lui mit quelques pièces dans la paume de la main.
Il s’enfuit comme un déserteur.
Elle ne retourna pas au bled. Elle restait la journée, assise en tailleur devant son gourbi, entre les jarres pansues à guetter. Les autres aussi l’essayèrent, il ne le savait pas, la fillette du bled était devenue une belle putain. Un rêve de bonheur qui lui coûtait cher.

Il avait trop envie de pisser. Il se leva douloureusement  en retenant un grognement 
— Putain de sale moukère!..."




 
 

1 commentaire:

  1. un roman fort et puissant avec des personnages attachants ! bonne idée de mettre ces passages pour ceux qui n'ont pas lu ce roman ...

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